Tuesday, January 22, 2019

Gilets Jaunes : impasse sociale, impasse du régime

Paris November 2018
Greg Oxley
Editeur de La Riposte
Militant du PCF (Paris 10)
oxley.greg@gmail.com

Alors que les mobilisations de « gilets jaunes » entrent dans leur troisième mois, Macron est à la manœuvre pour essayer de reprendre le contrôle de la situation et rétablir son autorité. Depuis le lancement du mouvement au mois de novembre dernier, nous vivons un moment exceptionnel dans l’histoire de la France. Ce qui a commencé par une agitation sur les réseaux sociaux et des pétitions en ligne contre l’augmentation des taxes sur les carburants s’est rapidement transformé en une révolte de masse soutenue par des dizaines de millions de citoyens. La hausse des taxes sur les carburants a servi de catalyseur, mais les questions que soulève le mouvement vont bien au-delà des revendications initiales. Elles touchent à un large éventail de problèmes sociaux, économiques et politiques et vont jusqu’à la remise en cause de l’existence même de l’État sous sa forme actuelle. La croissance exponentielle de la révolte a révélé le gouffre qui sépare le « peuple » des « élites », les exploiteurs des exploités, les gouvernants des gouvernés.

En raison des caractéristiques sociales et organisationnelles de cette vaste mobilisation, elle n’a pas de programme clairement défini. Ceci a pu troubler bon nombre de militants syndicalistes et politiques engagés dans la lutte contre le capitalisme. Ils notent la nature confuse, contradictoire et même réactionnaire de certaines des idées et des revendications exprimées. Mais il faut savoir prendre le peuple comme il est, et non comme nous voudrions qu’il soit. La régression sociale a fini par remuer les profondeurs de la société ordinairement invisibles et silencieuses. Elle a subitement projeté dans l’arène politique des centaines de milliers de personnes qui sont très loin du parisianisme bourgeois, mais aussi des méthodes bien rodées des organisations syndicales ou des structures politiques comme le PCF. Elles ont fait irruption sur la scène politique et sociale du pays telles qu’elles étaient. Qui peut s’étonner, dans ces conditions, que les attitudes et les revendications exprimées au cours de cette lutte reflètent la présence de tendances politiques différentes et, dans une certaine mesure, contradictoires ? Il s’agit, en effet, d’une coalition de forces sociales plus ou moins populaires qui ne permet pas une caractérisation succincte et simple du mouvement dans son ensemble. Mais il est évident que sa force motrice réside dans le fait que trop de citoyens, malgré de longues heures de travail, souvent dans des emplois peu qualifiés et peu payés, n’arrivent pas à s’en sortir. L’augmentation des prix et des taxes ponctionne leur pouvoir d’achat, déjà très lourdement malmené par des décennies de contre-réformes sociales.

Si nous tenons compte des orientations générales qui se dégagent de l’ensemble des idées et des prises de position émanant des « gilets jaunes », il est évident qu’elles expriment avant tout une hostilité profonde envers l’ordre social existant et le besoin pressant et fortement ressenti d’une transformation radicale de la société. Indépendamment de ce que les « gilets jaunes » peuvent penser subjectivement de leurs actions et de leurs objectifs du moment, la réalité objective de ce mouvement révèle l’existence d’immenses réserves sociales potentiellement révolutionnaires au sein de la société française. Voilà ce qui inquiète tous les représentants de l’ordre établi. C’est un phénomène né de l’impasse sociale dans laquelle le capitalisme nous a conduits, et aussi de l’impasse du parlementarisme bourgeois. A une époque où le capitalisme exige et impose, comme la condition sine qua non
de son existence, une régression sociale permanente, tous les gouvernements -- indépendamment de leurs intentions initiales et qu’ils soient de « droite » ou de « gauche » -- qui ne veulent pas sortir du capitalisme sont contraints d’agir en conformité avec cette exigence en s’attaquant aux intérêts des travailleurs au profit des capitalistes français et étrangers qui possèdent et contrôlent pratiquement tous les leviers de l’économie.

Dans nos discussions sur les perspectives pour la France, en 2017, nous nous attendions à des protestations de grande ampleur qui ne seraient pas et ne pourraient pas se limiter aux syndicats et aux partis de gauche. « La lutte contre le capitalisme ne peut pas aboutir dans les voies étriquées du légalisme et du parlementarisme. C’est un mouvement extra-parlementaire, dans les entreprises et dans la rue, qui sera nécessaire dans le but de réduire à néant le pouvoir effectif de la classe dominante. » [Perspectives pour la France, 2017]. Personne ne pouvait prévoir la forme exacte que prendrait ce mouvement, mais les voies parlementaire et de la négociation syndicale étant bloquées, une explosion sociale extra-parlementaire et « hors cadre » syndical était inévitable à terme. C’est ce qui est en train de se produire devant nos yeux.

Macron est en grande difficulté. Tant qu’il n’a pas ramené le calme, il peut difficilement envisager la mise en œuvre de nouvelles mesures anti-sociales (réforme des retraites et des allocations, nouvelles attaques contre les services publics, nouvelles exonérations fiscales pour les riches, etc.) sur lesquelles il s’est engagé auprès de la classe capitaliste. L’organisation du « débat national » est une mascarade qui lui permettra, pense-t-il, de reprendre la barre. Il tentera de se servir du « bilan des débats » pour justifier et poursuivre sa politique de régression sociale. Ce n’est pas dit qu’il y parvienne : les  « gilets jaunes » pourraient faire exploser le cadre dans lequel le pouvoir souhaite restreindre le débat. Quoi qu’il en soit, les stratèges sérieux du capitalisme comprennent que les implications de l’instabilité sociale actuelle dépassent le problème des objectifs immédiats du gouvernement. Ce qui permet au capitalisme de fonctionner, et même à terme d’exister, c’est l’adhésion, ou tout au moins l’acceptation passive, l’inertie de la masse de la population. Le soutien massif des « gilets jaunes » montre que la patience des masses a ses limites. Le sol commence à se dérober sous les pieds de l’ordre établi.

Les « gilets jaunes » d’un côté et le « grand débat » de Macron de l’autre indiquent que la société française avance vers un point de bascule, vers une situation où la classe dirigeante ne pourra plus gouverner comme avant et où la forme parlementaire du régime, le « compromis social » et la négociation révéleront leur impuissance et perdront leur utilité aux yeux des classes en conflit. La base sociale et économique du réformisme « de proposition » et des méthodes de lutte paisibles s’efface. Ceci annonce une période de profonde crise sociale, dans laquelle les méthodes anciennes – élections, négociations sociales – ne suffiront plus pour assurer la domination de la classe dirigeante, et n’offriront pas non plus d’issue possible pour les travailleurs et les classes sociales intermédiaires qui ne peuvent plus vivre comme avant et exigent un changement.

L’alternative à cette solution révolutionnaire serait une prise en main de l’appareil gouvernemental par des éléments nationalistes et autoritaires. C’est un danger que nous ne devons jamais sous-estimer. Partout en Europe, les conséquences sociales du capitalisme poussent des millions de citoyens dans les bras de démagogues nationalistes d’extrême droite. La France n’est pas une exception. Les gens veulent un changement, des résultats concrets. L’humeur insurrectionnelle de bien des « gilets jaunes » en atteste. Et si, dans les années à venir, le mouvement ouvrier, dont la CGT et le PCF constituent l’expression organisée la plus importante (même si, électoralement, pour le moment, La France Insoumise constitue la force oppositionnelle prédominante) n’offre pas une alternative sérieuse au capitalisme, ce sont les nationalistes réactionnaires qui profiteront de la crise sociale pour prendre le pouvoir. Il n’y a rien d’inévitable dans l’évolution de la conscience des travailleurs vers des idées révolutionnaires. Cela dépend d’une lutte de forces vives, et une lutte peut être gagnée ou perdue. D’où l’importance absolument cruciale du réarmement programmatique et idéologique du mouvement ouvrier.

Le capitalisme n’a pas de réponse aux aspirations exprimées par les « gilets jaunes » et par le mouvement ouvrier proprement dit. Au contraire, la viabilité du système exige une pression constante sur les conditions de vie de majorité de la population et l’érosion de toutes les conquêtes sociales du passé. Il est possible que l’épisode des « gilets jaunes » devienne le prélude d’une montée massive de militantisme syndical et politique, d’un mouvement de grèves généralisé et d’une confrontation majeure entre les classes. Pour l’heure, trop de militants communistes et syndicaux se tiennent éloignés du mouvement. Les directions de ces organisations ne font rien de concret pour favoriser un rapprochement ou des actions communes. La CGT et le PCF devraient activement soutenir les actions des « gilets jaunes » (sauf, bien évidemment, lorsqu’il est évident que qu’une action donnée est organisée par des éléments d’extrême droite) et chercher par tous les moyens des points de convergence pour engager un vrai dialogue. Les syndicalistes CGT ont des choses à apprendre auprès des « gilets jaunes » et inversement. La régression sociale nous frappe tous. Un mouvement comme celui des « gilets jaunes » englobe nécessairement des tendances politiques diverses, mais lorsque des centaines de milliers de citoyens se lancent dans l’action militante de cette façon, il y a forcément parmi eux des éléments qui seraient ouverts à des idées révolutionnaires. A terme, il est fort probable que l’évolution ultérieure de cette situation présentera aux travailleurs des occasions d’en finir avec le capitalisme. Mais ceci impliquerait de sortir des limites idéologiques et programmatiques étriquées du réformisme et l’adoption d’un projet révolutionnaire, dont le but essentiel doit être de briser l’emprise de la classe capitaliste sur l’économie, dont le contrôle et la gestion doivent être directement assurés par les travailleurs eux-mêmes.

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